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M. Collignot marche dans la nuit claire. Il a sur la tête son chapeau noir à bord rigide, piqué d’une ganse, le chapeau que portaient, quand il était jeune, les élèves de l’Ecole des Sciences-Po. Sous son chapeau, la peau de son crâne est rose.

Il ne marche pas très vite, car il respire avec difficulté. Le tampon stérilisateur qu’il porte sur le nez et la bouche ne lui permet pas de grandes inspirations.

La nuit vient de tomber. M. Collignot monte à petits pas vers Montmartre, par la rue Blanche. Il marche tranquillement au milieu de la rue. Pas une voiture, pas un piéton, pas un chat. M. Collignot est seul. Il porte sous le bras sa vieille serviette de cuir marron.

André Collignot. Pourquoi André ? Trois cousins qui se nomment André, deux Paul, et un Joseph. Et ma cousine de Toulouse est une Pauline. Mon grand-père était Joseph, et mes deux oncles Paul et André, et ma mère Joséphine. Toujours les mêmes prénoms dans la famille, de père en fils, d’oncle en neveu, de parrain en filleul. Je ne sais qui les a portés en premier. Le vrai prénom d’Irène est Paulette.

Mais elle ne l’aime pas, elle a préféré en choisir un autre. Et qui les portera dans l’avenir, ces prénoms ? Et qui les porte encore ? Moi je suis vivant, et aussi ma femme et mes filles. Mais les autres ? Comment savoir ?

M. Collignot marche au milieu de la rue, en plein clair de lune. C’est la seule lumière de la ville. Le bruit de son pas se répercute d’une maison à la maison d’en face, le précède d’au moins deux cents mètres et le suit d’autant. M. Collignot, pourtant, ne pèse que cinquante-neuf kilos, et ne frappe pas le sol du pied, mais l’y pose. Ce n’est pas par respect pour les morts, mais par habitude de bonne éducation. Il ne pense aux morts que lorsqu’ils sentent trop fort à travers son tampon. Les morts sont devenus une présence passive, comme celle des maisons. On ne peut plus s’en émouvoir. Ils sont trop.

Trois semaines plus tôt, un soir de juin, les Parisiens se sont couchés, et ils sont morts dans leurs lits, tous ensemble, vers quatre heures du matin. Ils sont morts avec leurs chiens et leurs chats et leurs oiseaux en cage et les rats des égouts, et les bœufs qui attendaient l’aube aux abattoirs. Mme Malosse est morte, mais sa vaisselle est intacte.

Une chanson tourne dans la tête de M. Collignot. Paris, c’est une blonde. On chantait cela quand il avait quinze ans. Le temps de la jeunesse du monde. Chaque génération confond sa propre jeunesse avec celle de l’Univers. À trois cent mille kilomètres à la seconde, la lumière de l’étoile que regarde M. Collignot a mis trente ans pour parvenir à ses yeux. C’est une voisine. Le blanc de l’œil de M. Collignot est un peu jaune et strié de rouge, et le bord de l’iris verdâtre est mol et irrégulier comme le bord d’une huître. L’œil de M. Collignot peut contenir toutes les étoiles.

« Paris, c’est une blonde. » Moi aussi. Ou plutôt j’étais. Un blond. Maintenant je suis chauve, et Paris est mort.

La mort des Parisiens a marqué le début de la Quatrième Guerre mondiale, la G. M. 4. M. Collignot, pour l’instant, ne pense ni à ces morts ni aux autres. Il pense à ce qu’il va manger ce soir.

Il lève de nouveau la tête vers le ciel. Cette fois-ci, c’est la Lune qu’il regarde. Il la connaît, il y est allé. Enfin, il la connaît, c’est beaucoup dire. Mais il y est allé, c’est certain. S’il n’y était pas allé, peut-être M. Gé n’aurait-il pas pensé à lui et à sa famille pour l’Arche. La moindre des choses peut avoir beaucoup d’importance dans la vie d’un homme.

Que va-t-il manger ce soir ? Des légumes conservés au vert, ou des légumes secs ? Des lentilles ou des haricots ? Il préfère les lentilles. Il y a eu beaucoup de morts dans le monde, mais lui, il est vivant…

Les Parisiens sont morts, mais la vaisselle de Mme Malosse est intacte. Il n’y a pas eu, dans la ville, une seule vitre brisée, un seul envol d’ardoise. Quelques incendies, explosions de machines qui n’avaient plus d’hommes pour les surveiller. Mais c’était un accident. La mort silencieuse est arrivée à l’aube, est entrée par les fenêtres, n’a point fait de dégâts. Les moineaux, les pigeons et les rats sont morts en même temps que les Parisiens, et la poussière, jour après jour, grain après grain, s’est déposée sur les meubles, sur les parquets, sur les poignées de porte, sur les rampes d’escalier. Le vent a emporté vers les campagnes la puanteur des cadavres, et les corbeaux sont arrivés.

Ils se sont posés sur les toits, ils sont entrés par les fenêtres, ils se sont bien nourris. Repus, eux les toujours maigres, en ce moment ils dorment, perchés en frises noires le long des gouttières. Le jour, ils se traînent dans les rues, pansus comme des oies, s’accroupissent au bord des trottoirs, digèrent. Parfois quelques-uns, à grand effort, s’envolent, tournoient au-dessus de la ville, et poussent leur cri de joie. Et dans les maisons, dans les rues, sur les toits, sur les ventres des morts, sur les épaules des statues, tous les corbeaux de Paris ouvrent à la fois le bec et poussent une clameur de joie et de merci à Dieu.

Les Parisiens sont morts, et aussi beaucoup d’autres Français, et aussi les New-Yorkais, les Londoniens, les Moscovites, les Romains, et encore bien d’autres. Mais pas tous de la même mort. Et personne n’a choisi.

Le diable l’emporte
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